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Qualité et subjectivité du travail

La valeur que l’on accorde à son travail ne dépend pas seulement des conditions dans lesquelles il s’exerce. Ni totalement subjectif, ni réduit à une rationalité ou une idéologie, le jugement de valeur s’analyse en situation.

« Les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir sur le contenu de celui-ci déterminent la perception de la qualité de vie au travail qui en résulte ». L’accord national interprofessionnel « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail (QVT) et l’égalité professionnelle », signé le 19 juin 2013, s’attaque aux causes profondes du mal-être et des pathologies associées aux risques psychosociaux. Cet accord, plein de promesses, est exigeant pour les responsables syndicaux. Comme l’écrit par exemple le secrétaire de l’inter CFDT Thales, Didier Gladieu, dans un document commentant l’accord QVT du groupe : pour faire face à la « dégradation des relations sociales, à la distanciation entre salariés et management, à l’écart croissant entre travail prescrit et travail réel, à la multiplication des tâches invisibles, à l’empilement des processus, à l’envahissement du « métier » par des « missions » de reporting, à l’individualisation des activités… il est temps que ceux qui travaillent, qui produisent biens et services, en parlent directement ».
Ce même document poursuit : « parce qu’il ne peut y avoir de bien-être sans bien faire, la mise en oeuvre d’espaces de discussion centrés sur l’expérience concrète du travail constitue un levier d’innovation sociale, d’action sur les structures et les organisations et donc de performance collective et individuelle ». En proposant d’agir directement sur le contenu du travail et sur les finalités professionnelles, l’accord QVT a suscité beaucoup d’espoirs, mais peu de réalisations à ce jour. A défaut d’un bilan ou d’une enquête plus approfondie, nous formulons quelques hypothèses d’explication. Les cadres et notamment les managers sont très directement concernés, sans doute plus que les autres salariés(1).

Discuter c’est bien. A condition de parler des vrais problèmes

Au coeur du dispositif, il y a les espaces de discussion. L’Anact y voit la possibilité d’une approche intégrée des problèmes : « conciliation des temps, pénibilité, contrat de génération, égalité professionnelle… ne peuvent être traités de manière cloisonnée »(2). Il rappelle également la finalité des débats : « ces échanges doivent contribuer à créer des relations empreintes de plus de bienveillance et à développer un climat de confiance réciproque ». Voilà qui est parfait, alors pourquoi si peu de réalisations ? La comparaison avec les entretiens individuels vient à l’esprit(3). Mêmes espoirs, et puis les déceptions lorsque ces entretiens deviennent au mieux un exercice rituel purement formel et, au pire, une épreuve d’évaluation opaque. Une évaluation facteur de stress jusqu’à être reconnue par la jurisprudence à partir de 2008 comme pouvant conduire à une insécurité préjudiciable à la santé mentale des salariés lorsque la « multiplication des critères comportementaux est détachée de toute effectivité du travail accompli »(4). Il ne suffit pas de substituer des espaces de discussion collectifs aux entretiens individuels pour surmonter ce large discrédit, auquel s’ajoute une difficulté intrinsèque à expliquer ce qu’on entend par « parler vraiment de son boulot » et à définir le contenu du « dialogue professionnel » par ailleurs promu par la CFDT Cadres.

Travail vivant, travail mort

Pour avancer, il faut opérer plusieurs distinctions. La première est celle entre les conditions de travail et le travail lui-même. Bien sûr, l’environnement matériel, les horaires de travail, l’accès à la formation, les relations avec les collègues, le respect des diversités ou le climat social sont plus qu’un décor autour du travail. Ils interfèrent directement avec l’activité, pèsent dans la satisfaction au travail et ils doivent être l’objet de négociations. Ils sont loin néanmoins de dire l’activité déployée pour « faire son travail » et pour le faire de façon « soignée », « comme il faut ». Travailler, ce n’est jamais simplement exécuter. C’est agir, ce qui implique de prendre en considération non seulement l’écart entre travail prescrit et travail réel, mais également le travail en tant qu’ « expérience existentielle », comme travail vécu, usage de soi, travail qui vous transforme, pour le pire et le meilleur. Il faut également sortir de la confusion liée aux différents sens du mot travail. Pour qu’il y ait dialogue professionnel, celui-ci doit porter sur le travail vivant, le travail comme processus productif de biens ou de services, le travail comme expression de la force de travail individuelle et collective. Et non pas – ou pas exclusivement – sur le produit de ce travail, celui qui fait l’objet des objectifs à atteindre, qui se mesure et se quantifie. En somme, le « travail mort »(5). Cette opposition entre travail vivant et travail mort est au coeur de questions économiques et politiques, celles de la production de valeur ajoutée et de sa répartition, mais aussi d’enjeux subjectifs et d’incompréhensions. Pour le dire d’un mot et de façon radicale, le patron s’intéresse au travail fini, objectivé, cristallisé dans un produit et à l’écart entre le prix de revient et le prix de vente. Le salarié se préoccupe lui du travail en cours, des efforts et des savoir-faire qu’il mobilise, des coopérations qu’il suscite et de l’écart entre le prescrit et le réel. Comme il n’y a jamais mécaniquement proportionnalité entre les efforts déployés et le résultat obtenu, les conditions sont réunies pour que le dialogue souhaité soit… un dialogue de sourds.

Dilemmes pratiques et conflits de valeurs

Il faut introduire une troisième distinction, celle qui nous différencie des machines. Si travailler ne se limite jamais à seulement exécuter, si, en particulier pour les cadres(6), il n’y a pas de travail réel sans y mettre du sien et sans s’y engager, alors les espaces de discussion ne peuvent pas restreindre les échanges sur le travail à l’examen des questions pratiques portant sur la mise en oeuvre des procédures, le respect des règles, le niveau des objectifs ou l’organisation du travail. Il ne s’agit pas d’effectuer le réglage d’une machine. Il faut aussi répondre aux questions que chacun se pose sur le sens et la valeur de son travail et, finalement, sur les valeurs qui s’y intègrent (ou non). Ces questions qui apparaissent à la fois comme plus fondamentales mais aussi plus évanescentes, fumeuses entend-on parfois. Ont-elles leur place « au travail » ? Ont-elles un lien avec la QVT qui justifierait qu’elles soient débattues dans les espaces de discussion ? Comment les aborder ? Il faut affronter ces questions.

Les valeurs ne sont pas séparables de l’activité

Trois points nous semblent utiles pour les éclairer. Le premier est la reconnaissance que la valeur est une composante de toute expérience immédiate : « si l’on attache de la valeur à quelque chose, on en prend soin et on s’en occupe ; si quelque chose nous déplaît, on l’évite, on la rejette, on s’en défend, on l’élimine, on la combat »(7). Tout manager en a fait l’expérience. Les valeurs, en ce sens, ne sont pas séparables de l’activité. Il faut les discuter en lien direct avec ce qu’on accomplit et avec ce à quoi on tient, ce qu’on considère comme du « vrai boulot ». Ces valeurs ne sont pas des idéaux purs et inatteignables, qui nous donnent le sentiment de ne jamais être à la hauteur(8). Vivants et intégrés au travail, ils lui donnent du sens et sont sources de motivation. « La valeur des idéaux réside dans les expériences qu’ils rendent possibles »(9). Ensuite, pour discuter des valeurs en lien avec l’expérience, comme nous y invite le premier point, il faut sortir de l’opposition classique entre les tenants de leur relativisme et les tenants de leur objectivité. Ces deux positions aboutissent en effet à la même conclusion : les valeurs, ça ne se discute pas ! D’un côté, comme les goûts et les couleurs, les valeurs seraient strictement une affaire individuelle, une affaire d’appréciation subjective. De l’autre, les valeurs existeraient « objectivement », protégées des impuretés du monde réel. Fixées par la tradition, par les institutions, par le Ciel, la communauté ou un patron charismatique, elles s’imposent à tous, en tous lieux et en toutes circonstances. En discuter, c’est se mettre au ban de la société ! A partir de ces deux points, il est possible d’en formuler un troisième. La discussion sur les valeurs est donc utile à la condition qu’elles soient analysées en situation, et, pour cela, qu’elles fassent l’objet d’un travail collectif d’enquête10 plutôt que d’affirmations péremptoires sur les préférences individuelles ou les grands principes abstraits. Cette enquête doit non seulement dire ce qui est mais elle doit aussi envisager concrètement les conséquences prévisibles des actions engagées. L’habituelle coupure entre la fin et les moyens et son corollaire, « la fin justifie les moyens », est alors radicalement invalidée. Le choix d’un procédé peut bien permettre d’atteindre avec efficacité et dans le respect des principes l’objectif assigné, le jugement de valeur le concernant tiendra compte de l’ensemble des effets de ce procédé, effets sur la santé, sur l’ambiance de travail, sur l’absentéisme, sur la coopération, sur la confiance, etc. Sinon, il est probable que ceux qui sont invités à s’exprimer jugeront que « ça n’en vaut pas la peine ». A cette condition, les normes collectives qui émergeront des espaces de discussion ne se borneront pas à répéter ce qui est « normal » et à proposer les voies pour s’y conformer ou s’y adapter. Elles seront « normatives », c’est-à-dire qu’après avoir discuté des risques et des potentialités inexploitées des situations concrètes, elles formuleront des hypothèses et diront ce qu’il convient de faire. Elles diront ce à quoi chacun tient pour aujourd’hui et pour demain et feront ainsi le lien entre bien faire et bien-être. Pour que discuter « vaille la peine », il faut que chacun puisse s’exprimer sur ce qu’il fait et sur ce à quoi il tient vraiment, sur ce qui fait sens pour lui, sur ce qu’il considère comme du « vrai boulot », digne de ses compétences et de son engagement. C’est particulièrement vrai pour les cadres, eux qui veulent pouvoir « manager sans se renier »(11). Le succès des politiques d’amélioration de la qualité de vie au travail passe par la productivité des espaces de discussion. Ils se révéleront d’une grande valeur pour tous du point de vue de la performance comme du bien-être, si en partant de l’expérience concrète du travail, ils savent collectivement reconnaître les multiples aspects, objectifs et subjectifs, matériels et éthiques, de ce qui nous occupe et nous préoccupe tant, notre travail vivant.

Jean-Marie Bergère est membre du comité scientifique de l’Observatoire des Cadres.

 

1 On se réfèrera au séminaire Observatoire des Cadres « Qualité de vie et valeurs au travail » du 16 octobre 2015.
2 Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, « 10 questions sur… La qualité de vie au travail », juillet 2014.
3 Ainsi bien sûr que le bilan, rarement fait, de la mise en oeuvre très partielle des lois Auroux.
4 Tribunal de grande instance de Nanterre, 5 septembre 2008. Pour la première fois en France, un tribunal juge illicite un système d’évaluation individuelle des salariés basé sur les comportements.
6 Cf. Yves Chassard, Jean-Marie Bergère, A quoi servent les Cadres ?, Odile Jacob. 2013.
7 Nous nous inspirons ici des travaux du philosophe américain John Dewey (1859-1952), et notamment de La Formation des valeurs, La Découverte, 2011 (traduit et présenté par Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc) ainsi que d’Alexandra Bidet, L’Engagement au travail. Qu’est-ce que le vrai boulot ?, Presses universitaires de France, 2011.
8 Cf. Marie-Anne Dujarier, L’Idéal au travail, Presses universitaires de France, 2006.
9 « L’art comme expérience », cf. La Formation des valeurs, op cit.
10 Selon John Dewey, la méthode de l’enquête, inspirée de celle mise en oeuvre dans la recherche scientifique, doit prévaloir dans les décisions pratiques et dans la résolution des problèmes moraux et politiques. Sur ce point, voir Philippe Lorino, « Une formation à l’enquête. Pragmatisme et complexité des situations managériales », in Cadres CFDT n°458, avril 2014.
11 Cf. Jean-Paul Bouchet, Bernard Jarry-Lacombe. Manager sans se renier. Préface de Laurent Berger, Editions de l’Atelier, 2015.