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Une carrière entre transitions, promotion et placardisation

pour se préparer à notre prochain colloque du 11 décembre prochain.

L’unité d’une vie professionnelle

 par Jean-Marie Bergère, membre du conseil scientifique de l’Observatoire des cadres et du management, vice-président de l’association Travail & Politique et chroniqueur pour Métis – Correspondances européennes du travail.

Le statut de cadre n’est plus la garantie mécanique d’une progression de carrière. La trajectoire professionnelle exige désormais de naviguer entre les mutations et la recherche d’une cohérence d’expérience professionnelle.

L’engagement des cadres dans leur travail est consubstantiel à l’exercice de leurs responsabilités. Loin de chercher à s’en exonérer, ils le revendiquent. Encore faut-il que les conditions qui leur sont faites le rendent possible. Pour une large part, le bonheur d’un investissement authentique dans son travail résulte de la possibilité d’en ajuster les règles et le rythme afin de s’y retrouver tout en répondant au mieux au mandat qui a été donné. Mais ce n’est pas tout. La continuité de cet investissement est constamment menacée. La lassitude et « l’aquoibonisme » guettent. Longtemps, le déroulement des carrières, les possibilités d’anticiper raisonnablement sur la suite de son parcours et sur les promotions à venir, ont garanti le renouvellement de l’engagement des cadres. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Faire carrière

Les cadres, plus que d’autres, se sentaient solidaires de la réussite des grandes entreprises qui les employaient. Les marchés internes de ces champions nationaux, bientôt champions multinationaux, offraient des opportunités de carrière dont il était d’autant plus légitime de profiter que tous en bénéficiaient. Certains progressaient plus vite que d’autres, mieux valait être né homme que femme, les rivalités gâchaient souvent l’ambiance, mais in fine, une fois entré dans la pyramide, les mouvements étaient ascendants. L’idée d’un ascenseur social et de la montée d’une classe moyenne est autant liée à la possibilité de « passer cadre », de devenir « ingénieur maison » et d’une façon générale de bénéficier des promotions internes, qu’à la démocratisation de l’accès aux formations initiales. L’expression « faire carrière » résumait bien cette possibilité de prétendre régulièrement à un peu plus de responsabilités, de pouvoir, de prestige, de rémunération, et de les obtenir.

 

Pour le pire, quelquefois. Difficile de prononcer le mot de « carrière » sans que vienne à l’esprit le qualificatif désapprobateur de « carriériste », celui dont « les dents rayent le parquet », le conformiste dont le mérite consiste à dire ce qu’on souhaite entendre en haut lieu, qui tire la couverture à lui et passe plus de temps à vanter son action – à faire du buzz si vous voulez – qu’à contribuer au travail collectif. Constater que les arrivistes peuvent être récompensés de leurs flatteries a toujours été insupportable. Lorsque leur appétit pour la réussite personnelle s’exhibe et se veut le signe d’une supériorité sociale, ce comportement devient odieux. On se souvient de la phrase de Jacques Séguéla selon laquelle, « si à cinquante ans on n’a pas de Rolex, on a quand même raté sa vie ».

 

Mais le pire ne doit pas cacher le meilleur. Il tient à deux ingrédients cruciaux. Le premier est qu’une promotion est le signe le plus tangible de la reconnaissance du travail accompli. Cette reconnaissance conditionne l’estime de soi et la possibilité de s’engager à nouveau. Elle ne se satisfait ni des seules « rétributions symboliques » ni des augmentations automatiques à l’ancienneté. Une formule bien connue résume le deuxième ingrédient : qui n’avance pas recule.

Le risque du bore-out

L’absence de perspectives d’évolution professionnelle n’est pas un fait nouveau. La mise au placard a rendu malade plus d’un cadre qui la vivait comme une humiliation et la négation de ce pour quoi il « avait tant donné ». Placard doré ou cagibi, il lui était signifié que son horizon professionnel était dorénavant bouché. Sa carrière s’arrêtait là, « son avenir était derrière lui ». En période de croissance et de recrutements, il lui restait la possibilité de consulter les petites annonces et d’activer son précieux carnet d’adresses afin de changer d’entreprise. Ou de créer la sienne. C’est ainsi que plusieurs grandes entreprises ont mis en place des structures d’essaimage efficaces pour les accompagner dans leurs projets.

 

C’est aujourd’hui plus difficile et c’est le bore-out qui guette ceux qui, placardisés ou simplement scotchés, n’ont d’autre perspective que de s’installer durablement dans la routine d’une responsabilité « dont ils ont fait le tour ». Le secteur tertiaire et la fonction publique seraient les plus touchés. Le bore-out a les mêmes conséquences que son contraire, le burn-out : « Selon la revue American Journal of Epidemiology, il multiplierait par trois le risque de maladies cardio-vasculaires chez ceux qui y sont exposés. Il serait la source de dépression, d’une fatigue importante et d’une perte d’estime de soi. » [1]

 

Le recul de l’âge de départ en retraite aggrave le problème. Pour ceux qui ont leur bâton de maréchal vers quarante-cinq ans, il reste vingt ans à tirer ! Cela incite sans doute à prendre au sérieux l’idée d’une deuxième partie de carrière qui ne soit pas la simple poursuite de la première. A condition d’accompagner des transitions longues et de respecter les désirs de ceux qui vont « tenter une nouvelle aventure » et vont y chercher la possibilité d’un engagement renouvelé dans leur travail.

 

La société liquide

L’allongement de la durée des vies professionnelles n’est pas seul en cause. Les petites entreprises offrent plus d’emplois mais moins d’opportunités a priori que les grandes ou l’administration. L’accélération des mutations technologiques et économiques, la rhétorique de la « crise sans fin », le désamour vis-à-vis des institutions en charge des temps longs, ne permettent plus de se projeter dans un avenir auquel on puisse par avance donner du sens. Dans l’univers professionnel comme dans la société, la question d’une articulation satisfaisante entre passé, présent et futur est posée.

 

Lorsque les traditions comme les qualifications acquises ne font plus autorité, lorsque l’avenir, celui de la planète comme celui de nombreux salariés, s’exprime dans le registre de la catastrophe annoncée, le présent prend toute la place. « La quête de sens et de repères stables a laissé la place à l’obsession du changement et de la flexibilité. Le culte de l’éphémère et les projets à courts termes favorisent le règne de la concurrence au détriment de la solidarité et transforment les citoyens en chasseurs ou pis en gibiers. Ainsi, le présent liquide secrète des individus peureux, hantés par la crainte de l’insécurité [2]» (Zygmunt Bauman).

 

Yves Chassard et moi-même insistions dans le livre A quoi servent les cadres ?[3] sur ce que nous avions appelé « l’unité d’une vie ». « Ces transitions répétées dans un monde devenu plus liquide, même accompagnées et encadrées, ne transforment pas les cadres en nomades ou en mercenaires sans dommage pour eux-mêmes et sans dégâts pour les entreprises et les administrations. La mobilité est aussi une affaire de ressources inscrites dans une biographie, entendue comme la construction personnelle de son autonomie et de l’unité de sa vie ».

 

Les employeurs redoutent à juste titre les crispations sur « les acquis », le ressassement et les nostalgies. Elles ne permettent pas de « faire l’entreprise de demain avec les salariés d’aujourd’hui » selon le fier slogan des initiateurs de la gestion de l’emploi et des compétences (GPEC). Elles n’autorisent pas la réactivité indispensable pour affronter la concurrence. Ils peuvent tout autant craindre le règne des mercenaires sans foi ni loi, ceux qui prennent leur parti d’un monde dans lequel les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent et réduisent leur contribution au travail collectif au strict nécessaire. Les appels à la coopération ne pèsent pas lourd lorsque les relations entre les personnes ne s’installent pas dans la durée. Le cycle des dons et contre-dons fonctionne lorsque le temps permet qu’il s’accomplisse en entier et se renouvelle : « donner-recevoir-rendre-etc. »

Progresser sans cesse

Comment concevoir aujourd’hui des histoires de cadres qui soient aussi des histoires de vie et qui soient satisfaisantes ? Une image idéalisée des marchés internes, des carrières à l’ancienneté et des médailles du travail bien méritées, ne peut guère nous aider. L’agitation et la fuite en avant au nom d’une modernisation qui nous échappe, non plus. Il nous faut plutôt essayer de séparer ce qui rendait ces carrières attractives et remplissait de fierté ceux qui s’y consacraient, et leurs modalités historiques, à savoir, pour aller vite, les Trente Glorieuses. Une fois de plus, il faut se garder de jeter le bébé avec l’eau du bain…

 

Notre hypothèse est que ce qu’il faut sauver et développer est « l’exigence de cohérence et de cumulativité [4]» (Alexandra Bidet) celle qui caractérise « un vrai boulot ». Cette exigence n’est pas forcément synonyme de parcours linéaire. Elle est plus large que celle de la sécurisation des parcours. Elle est moins centrée sur l’emploi et les revenus. Elle renvoie à la possibilité de parcours « apprenants »[5] au cours desquels chacun voit augmentés et reconnus son professionnalisme, son employabilité et son autonomie, de parcours qui allient sécurité, mobilité et promotion, comme les conditions de l’investissement continu des cadres dans leur travail.

Le plafond de verre

Le plafond de verre fait partie de ces obstacles d’autant plus persistants qu’ils réussissent à se rendre à la fois opaques et invisibles. Après des études où elles réussissent plutôt mieux, les femmes accèdent à l’emploi en égales des hommes, mais leur progression est plus lente et elles montent moins haut. C’est vrai sur les marchés internes du travail comme sur les marchés professionnels. Moins de 30% des créations d’entreprise sont le fait de femmes. Ce point, y compris les différences notables d’un métier ou d’un secteur à l’autre, est bien documenté. Aux mesures tangibles, égalité des salaires, congés maternité, heures de réunion, partage des tâches ménagères, quotas quelquefois, il faut ajouter une lutte permanente pour que les mentalités évoluent.

 

Un autre plafond de verre mine nos organisations. C’est celui qui sépare la majorité des cadres d’une fraction des cadres supérieurs, issus des mêmes écoles, identifiés dès leur entrée dans l’emploi, comme « hauts potentiels » et accueillis dans les postes les plus prestigieux à coup de golden hello et de promesse de golden parachute… Comme leur performance est difficile à discerner, leur salaire est fixé comme le prix des produits de luxe, ce n’est pas la valeur qui en fait le prix, mais le prix élevé qui les rend désirables. Dans A quoi servent les cadres ?, nous pointions les effets délétères de ce hiatus qui rend inaccessibles, ou plutôt chasse gardée, les postes du haut de l’échelle.

 

Il s’agit là à la fois d’une injustice, d’une source de dysfonctionnements dus à la distance physique et symbolique grandissante entre le sommet et la base des organisations, et d’une négation de l’idée mobilisatrice par excellence selon laquelle le travail, le mérite, les efforts, les résultats, sont toujours reconnus. La rhétorique du travail en réseaux comme celle de la gestion des talents, n’y change rien. L’engagement dans le travail exige que tout un chacun puisse de se projeter dans un avenir qui ne soit limité que par ses propres capacités et ses propres ambitions.

Experts et managers

Dans A quoi servent les cadres ?, nous insistions par ailleurs sur les convergences entre les activités des cadres experts et des cadres managers. Les deux pôles existent bel et bien, l’un plus technique, plus scientifique, l’autre plus relationnel, plus politique. En pratique les cadres doivent concilier les deux. Aucun expert ne vit dans une bulle, à l’abri derrière ses rapports et ses études. Il doit aussi convaincre ses collègues, la direction, les pouvoirs publics, l’opinion quelquefois, et pour ça travailler collectivement, en mode projet. Les enjeux pointés par son travail ne sont jamais seulement juridiques, statistiques ou scientifiques, ils concernent l’ensemble de l’entreprise ou de l’administration. D’un autre côté, les managers ne peuvent pas longtemps être ignorants des activités, des métiers et des valeurs de ceux dont ils organisent le travail.

 

En revanche, leurs parcours ne sont pas les mêmes Une trop forte spécialisation restreint le champ des possibilités et les carrières stagnent. Les experts semblent moins bien préparés pour s’épanouir en deuxième partie de carrière. On pense moins à leur proposer les postes que les managers désirent occuper. Certains redoutent d’avoir à affronter des relations humaines – il arrive que les comportements humains soient plus complexes que les algorithmes ! -. D’autres estiment mieux maîtriser leur travail et son rythme et craignent la dispersion qui frappe les managers[6]. Le savoir des experts est fait d’informations objectives, celui des managers est plus orienté vers les savoirs pratiques, les « techniques de soi », les leçons de l’expérience qui transforment en profondeur ceux qui l’ont vécue. Les stages d’une journée ou deux qui promettent le développement de son leadership et de son impact personnel transforment rarement les meilleurs experts en managers aguerris !

 

Quoi qu’il en soit, et pour rester dans le cadre de cet article, il est important de veiller à ne pas enfermer quiconque dans une voie ou une position, de ne pas l’assigner à la répétition des mêmes responsabilités. L’utilisation des big data et leur « rêve [7]» de prédiction de l’avenir en fonction du passé risque de renforcer le conformisme alors qu’il faudrait multiplier les hypothèses et expérimenter des voies nouvelles. Rien ne doit de toutes façons se faire sans que les cadres eux-mêmes ne soient impliqués et actifs dans les décisions. Les questions d’orientation, une information précise et très actualisée, les entretiens professionnels, les formations courtes et longues en cours de carrière, concernent aussi les cadres, et les concernent tout au long de leur vie professionnelle.

Être le sujet de sa vie professionnelle

Le Compte personnel d’activité (CPA) peut être le support de cette conception actualisée de parcours professionnels qui lient intelligemment l’expérience, l’investissement dans la fonction occupée et la possibilité de se projeter dans un avenir qui ait du sens. Il ne sera bénéfique qu’accompagné des mesures valorisant les apprentissages en situation de travail. Ils sont la condition de cette exigence qui nous paraît centrale, celle de cohérence et de cumulativité. Il implique que l’organisation des transitions professionnelles soit prise au sérieux tout au long de la vie plutôt que dans l’urgence des restructurations. Il produira tous ses effets s’il cumule la portabilité des droits et l’ambition d’inscrire ces parcours professionnels moins linéaires dans une histoire singulière, une histoire dont chaque individu est le produit et dont il cherche sans cesse à devenir le sujet[8].

 

Le travail peut être source de frustration et de souffrance. Il peut tout aussi bien être une occasion unique de se constituer en sujet actif de sa propre expérience, au fondement d’une plus grande autonomie et d’une plus grande responsabilité, en tant que professionnel et par extension en tant que citoyen. La condition est que chacun puisse maîtriser le rythme de son travail quotidien comme le rythme du mouvement général de son parcours. Les musiciens savent l’importance des silences et des indications qui donnent le tempo, moderato, allegro, presto… Les cadres savent qu’il ne peut pas y avoir de concentration sans relâchements, pas de stress sans détente, pas de stabilité sans évolution, pas de réalisme sans utopie et que le rythme auquel ils se succèdent est inséparable de la possibilité de leur engagement et de la cohérence de l’ensemble. André Leroi-Gourhan faisait de la maîtrise du rythme l’élément principal d’une « insertion dans l’existence » comme « du groupement des hommes ». On aurait tort de l’oublier.

[1] L’Express, « L’ennui extrême, dit bore-out pire que le burn-out ? », 29 juin 2015.

[2] Cf. Le Présent liquide. Peurs sociales et obsession sécuritaire, Seuil, 2007.

[3] Odile Jacob, 2013.

[4] Cf. L’Engagement dans le travail. Qu’est-ce qu’un vrai boulot ?, Presses universitaires de France, 2011.

[5] L’Observatoire des Cadres et du management (OdC) consacre son séminaire du 11 décembre 2015 à ce sujet.

[6] Yves Chassard (1947-2014) racontait combien il s’était investi dans la production d’études et de rapports en partie pour éviter le management des hommes, et comment il avait accepté, sans enthousiasme, la responsabilité de la direction du service des Affaires sociales au Commissariat général du Plan (qui deviendra le Centre d’analyse stratégique), avant d’y réussir, d’y prendre du plaisir et de gagner la vive reconnaissance de ses collègues et « subordonnés ».

[7] Cf. Dominique Cardon, A quoi rêvent les Algorithmes. Nos vies à l’heure des big data, Seuil, 2015.

[8] Selon la phrase de Vincent de Gaulejac citée dans A quoi servent les cadres : « l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet ».